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Pique-nique au pied de l’Hélicon

Reconstitution du «Trophée» de la bataille de Leuctres. 371 av. J.-C.

Reconstitution du «Trophée» de la bataille de Leuctres. 371 av. J.-C.

J’avais commencé mon périple en Grèce centrale par la visite, dans la région de Thèbes, de plusieurs petits sites antiques où il ne reste que de maigres ruines, mais dont les noms célèbres s’étaient imprimés dans ma mémoire d’étudiante en grec ancien. Des noms de bataille comme Platées, où les Grecs avaient définitivement vaincu les Perses en 479 avant J.C., ou bien Leuctres qui vit le général thébain Epaminondas écraser plus tard les redoutables Spartiates, ou encore Chéronée où Philippe II, le père d’Alexandre le Grand, mit fin à l’indépendance des cités grecques.

Lion de marbre surmontant le tombeau collectif où furent enterrés les guerriers thébains du Bataillon sacré, morts à Chéronée, en 338 av. J.-C.

Lion de marbre surmontant le tombeau collectif où furent enterrés
les guerriers thébains du Bataillon sacré, morts à Chéronée, en 338 av. J.-C.

Mais aussi des noms liés à la mythologie, comme le Val des Muses, où j’ai cherché en vain les rares vestiges signalés dans mon guide. J’ai pu au moins y voir l’acropole d’Ascra, patrie d’Hésiode, le plus ancien poète grec avec Homère, qui en fait une description désespérante : «Bourg maudit, méchant l’hiver, dur l’été, jamais agréable». Cette colline pelée et battue par les vents ne donne en effet pas envie d’y séjourner.

Val des Muses. Au fond, à gauche l’Hélicon, à droite l’acropole d’Ascra.

Val des Muses. Au fond, à gauche l’Hélicon, à droite l’acropole d’Ascra.

Ayant trouvé un chemin boisé, je l’ai suivi un moment en direction de l’Hélicon, la montagne des Muses, où Hésiode prétend qu’elles s’étaient adressées à lui alors qu’il faisait paître ses moutons. Quant à moi, je n’ai pas eu le plaisir de les rencontrer mais, en revanche, je suis tombée sur de simples mortels qui préparaient des souvlakis en buvant du résiné, et qui m’ont aussitôt invitée à me joindre à eux. C’était une bande de jeunes avec un seul «vieux», un homme de mon âge qu’on m’a présenté comme l’ «oncle». Plutôt du genre homme des bois, il n’a cependant pas manqué, quand je lui ai appris mon ancien métier, de me réciter les premiers vers de l’Odyssée que j’ai la bonté de vous traduire : «Dis-moi, Muse, l’homme aux mille ruses, qui erra si longtemps…».

Pays fascinant où les paysans récitent Homère et où l’on entend les mères appeler leurs bambins : «Héraklès, Electre, Ménélas ! Venez prendre votre goûter !».

Le petit train du Pélion

Ruelle de Miliès. Pélion.

Ruelle de Miliès. Pélion.

Près de Volos, troisième port de Grèce, au bord du golfe pagasétique qui donne sur la mer Egée, il est une région très prisée des Grecs mais presque inconnue des touristes. C’est la presqu’île du Pélion, montagneuse et boisée, séjour mythique des Centaures. Elle eut, sous l’Empire ottoman, un statut privilégié qui lui permit de développer le commerce et l’artisanat, et vit la création, au XVIIIe, de plusieurs écoles grecques dont la principale, une vraie petite université, se trouvait à Miliès. Sa bibliothèque a compté jusqu’à dix mille volumes.

Le petit train du Pélion

Le petit train du Pélion

A la fin du XIXe, un ingénieur italien, père du peintre Giorgio de Chirico, dirigea la construction d’un petit train entre Volos et Miliès. On édifia plusieurs ouvrages d’art, viaducs et tunnels, et le train fonctionna plus de 70 ans avant d’être déclaré non rentable. En 1995, une association de passionnés parvint à le remettre en fonction et, depuis, il transporte les touristes à 15 kms à l’heure à travers les villages aux toits de lauze, offrant d’impressionnantes vues sur la mer.

Belle demeure typique dans le Pélion

Belle demeure typique dans le Pélion

Je l’ai emprunté par une journée pluvieuse, effectuant ainsi une merveilleuse remontée dans le temps, sur ses sièges en bois, accompagnée par son panache de fumée et ses sifflements, vestiges d’une époque révolue. J’ai discuté avec la contrôleuse et quelques touristes grecs, puis à l’arrivée à Miliès, j’ai assisté au retournement de la locomotive à la main, sur un grand disque pivotant, comme pour le tramway de San Francisco.

Après m’être promenée dans le village où l’eau court partout le long des chemins dallés, sous d’immenses platanes, aux antipodes de l’image d’une Grèce étouffante et pelée, j’ai visité le petit musée ethnographique mais, malheureusement, comme c’était dimanche, la bibliothèque était fermée. Je me suis juré de revenir séjourner en ces lieux, quand j’aurais fini mon exploration systématique de la Grèce, pour y lire une partie des trois mille volumes encore existants.

Les cartes postales

Théâtre hellénistique à Larissa (Thessalie)

Théâtre hellénistique à Larissa (Thessalie)

Mosquée d’Osman Sach à Trikala (Thessalie)

Mosquée d’Osman Sach à Trikala (Thessalie)

Lac Plastiras - Ouest de Karditsa (Thessalie)

Lac Plastiras – Ouest de Karditsa (Thessalie)

Pour vérifier qu’on est bien dans la « Grèce ignorée », il suffit de chercher des cartes postales.

A Larissa, Trikala et Karditsa, villes pourtant importantes de Thessalie, chaque fois que j’ai demandé où il était possible d’en trouver, on m’a répondu invariablement « Nulle part ! ». Dommage car ces villes recèlent des richesses, mais les touristes se contentent de les traverser.

Cela m’était déjà arrivé à Sparte où les étrangers ne font étape que pour aller à Mystra. Cette ville fut pourtant illustre dans l’Antiquité, mais ses habitants ne s’intéressaient qu’à former des soldats et non à construire des monuments, fussent-ils militaires : les Spartiates se vantaient de n’avoir pour seuls remparts que les poitrines de leurs hoplites.

A Sparte donc, j’ai fini par dénicher un magasin, mi-mercerie mi-quincaillerie, où l’on m’a conduite au sous-sol qui recélait un présentoir rempli de cartes postales plus ou moins gondolées.

Elles étaient stockées là, m’a-t-on dit, pour éviter de s’abîmer sur le trottoir !

 

Le cow-boy de Thessalie

Malgré mon irritation devant l’impérialisme de l’anglophonie, je me résous à employer le terme de « cow-boy », tout en regrettant que celui de «gardian», bien plus joli, utilisé près de chez moi en Camargue, ne soit connu que dans ma région.

Non loin des Météores j’ai découvert, pour la première fois en Grèce, un troupeau d’une vingtaine de chevaux broutant en liberté sur une pente et gardé par un cavalier dont la silhouette se découpait sur le ciel. Pressée d’en savoir plus, je l’ai abordé aussitôt.

Le « cow-boy » de Thessalie

Le « cow-boy » de Thessalie

C’était un adolescent coiffé comme Tintin, selon la mode actuelle, ce qui ne s’accorde guère avec la noblesse du cavalier ! Il montait un petit cheval alezan d’à peine 1,30 m. au garrot – chez nous il serait classé comme poney – et lorsque j’ai demandé sa race, il m’a répondu « thessalienne », évidemment.

Cela ne dira rien aux profanes, mais dans l’Antiquité la Thessalie, la plus grande plaine de Grèce – qui comprend 80% de montagnes – abritait une race de chevaux réputée dont le plus célèbre représentant fut Bucéphale, le cheval d’Alexandre le Grand.

Celui que j’avais sous les yeux était très semblable, mise à part la croix qu’il portait sur le front, à ceux de cette époque par sa taille : reportez-vous à la frise du Parthénon, où les jambes des cavaliers dépassent largement sous le ventre de leurs montures. Ce n’est qu’avec les progrès de la sélection et de l’alimentation que les chevaux sont devenus si gigantesques – jusqu’à 1,80m. au garrot – qu’on ne peut les enfourcher sans aide !

Autres ressemblances avec ceux de l’Antiquité, le petit cheval, outre qu’il ne portait pas de selle, était un mâle entier : les peuples méditerranéens, qui vénèrent la virilité, ne les castrent jamais. Ce sont les Hongrois qui nous ont apporté cette coutume, le mot « hongre » désignant d’ailleurs le cheval castré.

J’ai raconté à l’éphèbe que j’avais vu, dans l’île de Lesbos, une race très semblable, dont les représentants se déplacent à l’amble, comme les dromadaires. Cette allure, aussi rapide que le trot ou le galop mais bien plus confortable, est inconnue de nos jours en Europe, sauf en Islande, alors qu’elle était très appréciée au Moyen Age avant le développement de l’attelage.

Le cavalier me répondit que les siens ne connaissaient pas cette allure, puis s’éloigna pour aller rassembler un troupeau de moutons, non sans m’avoir gratifiée d’un large sourire pour cet échange, sans doute fort insolite avec une touriste.

Les Valaques de Metsovo

Maison du banquier Tositsa à Metsovo.

Maison du banquier Tositsa à Metsovo.

Le saraï, salle de réception de la maison Tositsa à Metsovo.

Le saraï, salle de réception de la maison Tositsa à Metsovo.

Femmes valaques de Metsovo.

Femmes valaques de Metsovo.

Sur la route entre la ville de Ioaninna et les Météores, site réellement fabuleux, se trouve le village de Metsovo, bien moins connu. Il abrite de belles maisons balkaniques  à encorbellements, typiques du centre et du nord de la Grèce. L’une d’elle se visite. Le «saraï», pièce de réception, est entouré d’une banquette, avec des tissus à dessins géométriques traditionnels, un plafond en bois sculpté ainsi qu’une cheminée à manteau conique, ensemble caractéristique de l’empire ottoman. Elle appartenait au banquier Tositsa, un évergète (bienfaiteur) comme on en trouve souvent en Grèce où un homme qui a fait fortune se doit d’en faire bénéficier son village d’origine.

Le grand-père de ce banquier était un berger valaque (les Français ne connaissent guère ce mot que grâce au virelangue : «La cavale aux Valaques avala l’eau du lac…» !). Ce peuple, qu’on trouve surtout en Grèce où ils sont 200 000 et un peu moins dans les pays voisins, parle l’aroumain, dialecte roman (d’origine latine) voisin du roumain. Après avoir bavardé en grec avec trois dames qui se rendaient à la messe vêtues du costume traditionnel, j’avisai un groupe de vieux messieurs qui étaient en train de parler en dialecte. Reconnaissant facilement les mots, proches du français, je leur demandai de me raconter une histoire en aroumain ; ensuite ils me parlèrent de la dureté de l’occupation allemande.

Celle-ci fut encore plus terrible en Grèce que chez nous : les Oradour sur Glane s’y comptent par dizaines, à Athènes il y eut dans cette période 300 000 morts de faim et, au bout du compte, les Allemands ont fait dans certaines régions plus de mal en quatre ans que les Turcs en quatre siècles !

Arta

Antique Ambracie où règna Pyrrhus dont les victoires coûteuses sont restées proverbiales, puis capitale du despotat d’Epire à la fin de l’empire byzantin, elle est complètement dédaignée des circuits touristiques, et pourtant d’une richesse exceptionnelle : forteresse, pont, églises et monastères byzantins, vestiges antiques, musée, et même un «imaret» (asile de pauvres) ottoman, situés dans ou très près de la ville. On trouve aussi plusieurs sites antiques peu connus dans un rayon de 60 km d’Arta : Nékromantion, Kassopé, Nicopolis, Rogous, Orrhaon.

La porte donnant sur l’abîme

La porte donnant sur l’abîme à Monodendri. Région des Zagoria.

La porte donnant sur l’abîme à Monodendri. Région des Zagoria.

Au nord de la ville de Ioaninna, près de la frontière albanaise, il est une autre région montagneuse appréciée des Grecs mais ignorée des étrangers qui ne jurent que par les baignades et la plage ! C’est celle des Zagoria, dans le massif du Pinde en Epire : elle comprend le parc national du Vikos, de magnifiques villages en pierre aux toits de lauze et de sublimes ponts à une, deux ou trois arches. Autant la plupart des quartiers modernes d’Athènes et beaucoup de villages de Grèce sont quelconques, voire parfois franchement hideux, autant les régions du Pélion et des Zagoria présentent une unité architecturale jalousement préservée : les constructions nouvelles et les réfections doivent respecter le style local et les piscines extérieures sont interdites.

Le village de Monodendri abrite un petit monastère qui offre une vue saisissante sur les gorges du Vikos, profondes de plusieurs centaines de mètres. J’empruntai, derrière les bâtiments, un sentier étroit creusé à flanc de falaise : mon guide mentionnait qu’il menait à un «belvédère», mais il ne parlait pas de ceux qui l’avaient ouvert. J’en appris l’histoire d’un groupe d’étudiants grecs. Pendant la guerre de libération nationale (1821-1832), les klephtes, anciens bandits ralliés à la cause indépendantiste, avaient creusé ce chemin jusqu’à une plate-forme naturelle qu’ils avaient fortifiée et où se réfugiaient les femmes et les enfants chassés de leurs villages par la menace des Turcs. Elle était protégée, trente mètres avant, par un mur percé d’une porte dominant le gouffre.

Cette vision, totalement insolite pour moi, ajoutée au frisson causé par l’à-pic vertigineux, me transporta dans un monde de dangers et de violence, où les femmes n’hésitaient pas, comme cela s’est produit plusieurs fois dans ce pays, à se jeter avec leurs enfants du haut d’une falaise pour ne pas finir dans le harem d’un pacha.

Les loups des Zagoria

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Chien de race Molosse, du nom d’un peuple de l’Epire dans l’Antiquité, utilisé pour protéger les troupeaux des attaques de loups.

Pour mon deuxième séjour dans cette région, j’avais décidé d’approfondir mon exploration et de découvrir le plus possible de ponts en pierre. Autant les Grecs ne sont pas des champions pour construire les routes de montagnes — souvent elles se gondolent et s’effondrent en aval ou sont obstruées par des pierres ou de la boue en amont — autant ils ont été des virtuoses, aux 18° et 19° siècles, pour bâtir de merveilleux ponts d’une solidité et d’une élégance qui défient le temps.

Au retour d’un de ces jeux de pistes où j’avais parfois dû marcher des heures, me déchirer aux broussailles et même glisser dans un torrent, j’ai vu passer dans la lumière de mes phares deux jeunes ours dont l’un, ébloui, s’est arrêté l’espace d’une seconde. Cette province montagneuse à la végétation très dense abrite aussi d’autres bêtes fauves. Trois jours plus tard, en fin d’après-midi, un chasseur m’a fait signe sur la route : il cherchait son chien qu’il m’a décrit et qu’hélas je n’avais pas vu. Il voulait absolument le retrouver avant la nuit pour lui éviter d’être dévoré par les loups.

Eglise St Nicolas à Kipi : forme typique des Zagoria.

Eglise St Nicolas à Kipi : forme typique des Zagoria.

Toits de lauzes à Kipi. Zagoria.

Toits de lauzes à Kipi. Zagoria.

La pensée du pauvre animal affolé, encerclé par la meute, m’a hantée tout le reste de la soirée.

Il n’y a pas que les bêtes qui ont fait preuve de sauvagerie — elles au moins ont l’excuse de la faim — dans cette contrée reculée qui a souvent servi de refuge aux révoltés. Une stèle rappelle qu’un certain Kapetan Arkoudas — c’était son nom mais ça signifie également « ours » en grec — fut assassiné par les Turcs — ils ont occupé la région jusqu’en 1912 — à côté d’un pont qui prit son nom par la suite. Plus tard, lors de la deuxième guerre mondiale, les Allemands ont ravagé la Grèce, et les « villages martyrs » jalonnent les routes. Peu après ce sont les maquisards communistes pendant la Guerre Civile qui ont sillonné ces bastions montagneux où guets-apens et représailles s’enchaînaient de part et d’autre.

Plaute, auteur latin comique mais qui connaissait bien les tragédies grecques, aurait pu appliquer aux Zagoria sa célèbre maxime « L’homme est un loup pour l’homme ».